Un homme peut-il incarner une femme dans un jeu vidéo ?

Un homme peut-il incarner une femme dans un jeu vidéo ?

Personnage de V (version femme) dans Cyberpunk 2077 -- Wallpaper, CD Project RED

En juillet 2022, Rockstar annonça qu'une femme sera jouable dans GTA VI, ce qui provoqua une polémique autour du besoin d'identification des hommes dans les personnages de jeu vidéo. Cette polémique fit couler beaucoup d'encre, surtout entre ceux affirmant que le genre ne s'oppose pas à l'identification et ceux affirmant le contraire. Ces deux camps s'accusaient tour à tour de "wokisme" et de "machisme". Bref, c'était le bordel sur Twitter.

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Cet article est une réponse à la vidéo Pouvez-vous vraiment incarner une Femme ? (en tant qu'Homme) de Bangor est en ligne. Je vous conseille vivement de regarder cette vidéo avant de lire ce billet.

Avis de Bangor

Bangor note premièrement que la majorité des joueurs peut jouer sans problème une femme, notamment quand cette majorité ne possède pas le choix du genre. Par contre, les hommes auraient plus tendance à choisir un personnage masculin quand ils ont ce choix. Selon lui, ce choix serait lié à la facilité des hommes à s'identifier à un héros en fonction de son genre. Ainsi, il serait plus compliqué pour un homme d'entrer dans un personnage féminin et donc dans un certain sens de pouvoir avoir des émotions à travers ce dernier.

Ensuite, il explique dans sa vidéo que, selon lui, il y a plusieurs strates dans l'incarnation d'un personnage. Le premier serait de juste contrôler un avatar. Le deuxième serait le fait d'accompagner un personnage, c'est-à-dire un avatar possédant une histoire. La troisième est l'identification : le joueur se reconnait dans le personnage qu'il joue. Et la dernière est l'incarnation : le joueur et le personnage ne font qu'un. Le vidéaste explique aussi qu'il n'a jamais incarné un personnage et en conclue qu'il est impossible d'incarner un, car, toujours selon lui, il est impossible d'incarner une personne qui n'est pas soi.

Une drôle de conclusion

La conclusion de Bangor est étrange. Expliquer que personne ne peut incarner autre chose que soi revient à dire que même les hommes ne peuvent pas incarner des hommes. Pourtant, si on suit l'avis de la majorité, un homme peut incarner un autre homme. Cette contradiction provient de la définition de Bangor du mot incarnation. Souvent, on emploie indifféremment identification et incarnation, alors qu'ici le YouTuber définit l'incarnation comme le fait d'être le personnage. Sauf que l'incarnation, qui est avant tout une notion religieuse, est un corps dans lequel une divinité apparaît. Si le joueur est cette divinité ou cette notion abstraite, le joueur incarne forcément un personnage de jeu vidéo, sans prendre en compte l'identification. Alors, oui, un homme peut complètement incarner une femme : jouer un personnage féminin fait que l'homme incarne une femme.

Si on décide d'oublier cette distinction, sa conclusion ressemblerait davantage à une réponse semi-affirmative : oui, il est possible de s'identifier à une femme, même si cela demande un effort supplémentaire.

L'identification est une impasse esthétique

Sauf que l'identification est une impasse esthétique.

Toujours chercher à provoquer une identification chez le joueur limite la création artistique. Ces barrières arbitraires, cherchant à provoquer l'identification, obligent les créateurs à imaginer des personnages pour tous, sans jamais pouvoir mettre leur propre vision. Malheureusement, il s'agit bien de cette vision qui définira les émotions qu'il nous procura.

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Pour aller plus loin, cette vidéo d'Antoine Goya montre bien le problème de l'identification dans le monde artistique. Si vous ne connaissez pas ce vidéaste, il est nécessaire d'avoir en tête qu'il est très sarcastique et qu'il faut prendre au second degré les blagues qu'il fait.

Inside est un chef-d'œuvre de narration indirecte conçu par Playdead, studio danois. Ce jeu vous propulse dans la peau d'un enfant vivant dans une société totalitaire que le⋅a joueur⋅se est amené⋅e à traverser. Les principaux thèmes abordés sont l'aliénation, le contrôle de la population et le totalitarisme. Dans Inside, le joueur ne peut pas s'identifier à l'enfant : le personnage ne possède aucun visage et il ne laisse transparaître aucune expression. On ne joue qu'un avatar d'un enfant. Si Playdead avait recherché l'identification, alors leur jeu n'aurait pu provoquer les sentiments qu'il procure. En effet, il y a une certaine universalité dans Inside : tout le monde aurait pu être ce pauvre enfant perdu dans ce monde dystopique. Ce sentiment omniprésent est ce qui fait la qualité de ce jeu : Inside est marquant par son ambiance et son univers impersonnel, et non pas par son personnage nous ressemblant.

Personnage d'Inside observant des aliénés marchant en rythme -- Playdead on Steam
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Le paragraphe suivant spoile le début de The Last of Us Part 2. Il est vivement conseillé d'avoir joué au jeu avant de lire la suite puisque l'histoire ne sera pas détaillée.

Un autre exemple serait The Last of Us Part 2, un grand jeu réalisé par Naughty Dogs. Ici, le joueur incarne Ellie, adolescente torturée par le désir de venger la mort de Joel, son père adoptif. Cet évènement arrive après deux heures de jeu et bouleverse complètement ce que le joueur espérait retrouver. En effet, le joueur s'attendait à voir se développer la relation entre Joel et Ellie. Cela casse avec ce que les fans attendaient de la série et montre ainsi que le personnage de Joel (qui était le personnage principal du premier jeu) n'est pas le survivant immortel idéalisé. Ce choc est le moteur du jeu et sera amplement utilisé pour manipuler la vision du joueur. Ces manipulations successives font toutes la grandeur de ce jeu : tout est fondé sur cet unique événement qui casse avec la volonté des fans de s'identifier à la relation entre Joel et Ellie.

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Cette vidéo de MEEPS détaille beaucoup plus la beauté et le génie de The Last of Us Part 2. Attention aux spoilers.
Ellie jouant de la guitare adossée à un arbre dans une forêt sauvage -- Naughty Dogs / Sony Entertainment
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Le spoil de The Last of Us Part 2 est fini !

Le choix du genre : une paresse artistique des studios

Il semblerait que donner le choix du genre du personnage aux joueurs relèvent souvent de la paresse artistique des studios. Choisir le genre d'un personnage, en tant que créateur, est loin d'être un choix anodin : cela conditionnera les relations que le personnage aura avec le monde, surtout si dans ce dernier les stéréotypes de genre sont importants. Jouer un personnage féminin dans une société où la femme est hypersexualisée ne devrait pas être traité de la même manière que si on jouait un homme. Cet homme pourrait jouir de sa supériorité face aux femmes réduites à leurs attributs sexuels. Une femme serait conditionnée par cette même société à n'être que ce corps sans individualité, peu importe si elle rejette cette condition ou non. Or, généralement, les jeux vidéos ne font aucune différence entre jouer un homme ou une femme : il s'agit du même personnage avec la même histoire et la même individualité. Laisser ce choix au joueur lui indique ouvertement que cela n'aura aucun impact. Ce manque d'impact pourrait être justifié par la volonté du studio de provoquer une identification chez le joueur. En effet, cette identification est grandement facilitée par la capacité de choisir le genre du personnage : en choisissant, le joueur indique au jeu ce qu'il veut, facilitant ainsi l'identification.

Le choix du genre devrait être aussi important que le choix de la race dans Baldur's Gate 3. Ici, la race détermine les relations avec les personnages non-joueurs ainsi que les caractéristiques du personnage : un gobelin ne sera jamais aussi fort qu'un orc et est détesté par les nains à cause de leur rivalité naturelle. Le traitement du choix du genre devrait avoir autant de conséquences que celle de la race. La vie d'une femme en Grèce antique est très loin d'être similaire à celle d'un homme (les hommes sont des citoyens de la cité, pas les femmes). En respectant cela, les créateurs augmentent la cohérence de leur monde, et donc l'immersion. Or l'immersion dans un jeu vidéo est primordial. Plus elle est grande, plus le joueur sera impliqué dans le jeu, et plus il sera facile de lui faire ressentir des émotions (Note 1), et ainsi de le marquer.

Cette recherche de l'identification montre que le jeu manque de qualité esthétique. Il a besoin que le personnage soit le joueur pour lui faire vivre des émotions. Cette paresse artistique se traduit par un manque d'universalité. Cela ne pourra pas marquer le joueur, car, finalement, le joueur joue ce qu'il rêve d'être et ne vit pas une expérience singulière marquante.

Les développeurs de Frostpunk (11 bits studio) résument très bien cette situation :

En faisant des jeux pour tous, on fait des jeux pour personne.

(Note 2.)


Notes :

  1. Je n'ai pas trouvé de source plus fiable que celle-là. Elle a de nombreux problèmes comme la conclusion totalement relativiste qui ferme le sujet, mais elle montre bien le point de vue généralement admis. Si vous avez une meilleure source, n'hésitez pas à me contacter.
  2. Source. Faire un jeu pour tous, c'est cherché l'identification à tout prix, comme l'a montré Antoine Goya dans sa vidéo mentionnée plus haut, et faire des jeux pour personne, c'est créé un jeu qui ne marque personne.

Si vous avez des questions, des remarques ou quoi que ce soit à me faire parvenir, n'hésitez pas à me contacter !